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LE RIRE ET LE COUTEAU de Pedro Pinho

Sergio, ingénieur humanitaire portugais, arrive en Guinée-Bissau pour y faire avancer le projet routier d’une ONG. Déjà déstabilisé dans sa vie personnelle, son intégration sera rendue encore plus difficile par l’ambiguïté post-coloniale de son implication sur ce chantier.

LE RIRE ET LE COUTEAU – O RISO E A FACA de Pedro Pinho. Portugal/France/Roumanie/Brésil, 2025, 3h31. Avec Sergio Coragem, Cleo Diàra, Jonathan Guilherme. Festival de Cannes 2025, sélection Un Certain Regard.

Critique de Pierre-Auguste Henry, SIGNIS France

Il faut toujours prêter une attention particulière à la première scène d’un film et y revenir à la lumière de ce qui suit. En panne sèche sous une chaleur intense, seul sur le bord d’une route perdue en plein désert : ainsi commence l’aventure africaine de Sergio (Sergio Coragem). Ce jeune travailleur humanitaire portugais est immédiatement plongé dans la solidarité de la débrouille, tout en étant condamné à la solitude. Ici, les gestes d’entraide sont monnaie courante et une nécessité pour tromper la mort, mais ils ne rapprochent pas les gens comme au Portugal.

Film fleuve de 3h30 à la découverte de la Guinée-Bissau, Le Rire et le couteau est une introspection expatriée – un dispositif commun dans le cinéma européen s’intéressant aux tensions post-coloniales et choisissant la voie du thriller social.

A Bissau, la capitale, Sergio découvre une vie locale festoyante et affiche son dépaysement fasciné. Il tisse des liens avec un groupe d’amis tournant autour de la mission humanitaire et notamment Diàra (Cleo Diàra) et Gui (Jonathan Guilherme) qui complètent le trio de personnages auxquels le film revient sans cesse. Grâce à eux, Sergio va apprendre progressivement comment chacun le perçoit lui, dans sa position d’ingénieur respecté et localement sans problème d’argent. Quelqu’un qui a choisi l’humanitaire et qui affiche une bienveillance expatriée depuis l’ancien pays colonisateur. Mais aussi un célibataire mystérieux et visiblement complexé par la moiteur des corps qu’il croise en boite de nuit, féminins ou masculins.

Côté boulot, il découvre le projet dans un tout autre état que celui qu’il avait imaginé. Il apprend que son rapport sera déterminant pour permettre à la construction d’avancer, et que son prédécesseur à ce poste a mystérieusement disparu. La route initialement présentée comme un développement évident pour la mobilité des guinéens se révèle être aussi un projet de désenclavement d’une production agricole lucrative, et pourrait profondément modifier les modes de vies des personnes se trouvant sur son chemin.

On suit donc Sergio dans ses explorations : sur un chantier aux conditions terribles où il se fera symboliquement une belle coupure au pied ; dans le désert pour une formidable scène de barbecue avec ses compatriotes, qui montre un entre-soi bien plus conflictuel que la vie vers l’autre ; ou encore la rencontre délirante avec une prostituée francophone.

Chaque scène est un film d’une grande richesse. Leur agencement et leur sens de l’ambiguïté émerveillent, et c’est surtout grâce à la longueur du film et à un sens de la durée qui immerge complètement le spectateur dans le temps réel. Les 3h30 qui peuvent faire peur passent en fait assez agréablement tant il y a de clarté dans les rapports de force mouvants entre les personnages. Dans ce contexte extraordinairement complexe et ambigu, tout est d’une naturalité intelligente et il faut du temps pour déployer cela.

Le film a été remarqué au dernier Festival de Cannes et Cleo Diàra a remporté le prix de la meilleure actrice dans la sélection Un Certain Regard. Le Rire et le couteau met en scène des personnages qui mêlent la quête de l’autre avec la quête de soi. Sans rien éluder de la part sombre voire égoïste de cette recherche, le réalisateur Pedro Pinho choisit de suivre le lumineux de ses personnages, ce qui donne un film d’une rare flagrance humaniste.

Pierre-Auguste Henry

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