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L’ETRANGER de François Ozon

Il est des livres qui font peur et que l’on dit inadaptables au cinéma. À la fois puissant, mystérieux et opaque mais aussi très connu, L’Étranger d’Albert Camus a de quoi créer des réticences chez les producteurs. À l’éternelle question de savoir si adaptation égale trahison, François Ozon répond par un film fort, fidèle et lumineux malgré son noir et blanc.

L’ETRANGER de François Ozon. France, 2025, 2h00. Avec Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant. Mostra de Venise 2025, compétition officielle.

Critique d’Anne Le Cor, SIGNIS France

François Ozon est arrivé à L’Étranger par Meursault, ce personnage nihiliste qui subit la fatalité dès le début du film. « J’ai tué un arabe. » dit-il à son arrivée en prison. Le réalisateur substitue ainsi la phrase devenue mythologique du début du roman – « Aujourd’hui maman est morte. » – dans le prologue de son film. En commençant par la deuxième partie du livre, il donne une autre vision de l’histoire et pose son œil à lui sur la narration tout en restant conforme à l’aspect factuel et sans émotion des deux phrases.

Ozon lance cependant une fausse piste car l’histoire est plus complexe qu’un simple crime raciste. Le choix de mise en scène est linéaire et les deux parties du roman sont respectées dans le mouvement du film. La mise en récit est faîte d’ellipses temporelles en alternance avec des scènes où l’on s’immerge dans le quotidien du protagoniste qui erre dans son environnement.

François Ozon aborde l’adaptation du roman sous le prisme de la contextualisation. Il s’agit de recréer les décors de l’Algérie coloniale des années 1930. Le choix du noir et blanc s’est imposé d’abord pour des raisons financières mais aussi par souci d’harmonisation esthétique et parce que cela réveille la mémoire cinéphilique. En plus de l’époque, cela recréé la bulle dans laquelle vit Meursault, exposant la froideur du personnage et sa distance sur le monde.

La lumière et le soleil ressortent davantage en noir et blanc. Le soleil est important chez Camus et le travail de la lumière le retranscrit de manière sensorielle. Il y a une dualité dans l’astre solaire qui est à la fois source de plaisir et la cause du meurtre, selon Meursault. L’eau est l’élément du désir qui accompagne l’érotisme dans la scène sa rencontre avec Marie. Meursault, même s’il n’exprime pas d’émotions, est sensible à la nature et aux sons. Ses sens sont éveillés et il voit la beauté des choses dans les insectes ou le corps de Marie. L’amour est le seul moment où il s’abandonne.

Benjamin Voisin est un acteur plutôt extraverti qui s’est pleinement investi dans son interprétation de Meursault, un rôle de composition tout en retenue, au contraire de ce qu’il est. Quant à Marie, François Ozon lui octroie plus de conscience que dans le livre. C’est Rebecca Marder qui l’incarne avec beaucoup de sensualité. Le réalisateur a voulu donner une place plus importante aux personnages féminins qui contrastent fortement avec les personnages masculins, violents et toxiques.

François Ozon rajoute une scène de confrontation entre Marie et Djamila, la sœur de la victime, lors du procès de Meursault, qui exprime la conscience de la situation politique. Le désir de contextualisation est fort et il est question d’aborder l’histoire avec des yeux de 2025. Dans le roman, les Arabes n’existent pas. Dans le film, ils sont présents dans différents plans mais ils ne se mélangent pas avec les Français et la tension est palpable. Les Arabes sont absents du procès et il n’est jamais question de la victime, à qui la fin du film donne une présence et un nom.

Le procès est kafkaïen dans toute son absurdité. Meursault est condamné pour son absence de larmes à la mort de sa mère et non pour son crime. La mise-en-scène expose un spectacle social dans lequel Meursault refuse de jouer son rôle. Il ne se défend pas mais affirme sa vérité et est exécuté. Le rêve où il revoit sa mère et monte vers la guillotine lui amène une certaine humanité dans une scène très impressionniste.

Le moment où il fend vraiment l’armure est lors de sa confrontation avec le prêtre. Il purge sa colère et devient enfin acteur de sa vie. Loin de toute caricature, François Ozon a voulu un aumônier jeune et séduisant, incarné avec douceur et complexité par Swann Arlaud, dans une scène d’intense émotion dans l’expression de la violence de la faillibilité. C’est une séquence de maïeutique extrême où le prêtre devient l’accoucheur de la conscience de Meursault, qui naît au monde au moment de mourir.

François Ozon relève tous les défis : comment incarner le crime à l’écran et comment exprimer le côté éminemment psychologique de la deuxième partie du livre ? Mission accomplie car il a reçu l’assentiment de la famille Camus, qui avait très fraîchement accueilli l’adaptation de 1967 du grand Visconti. Dans sa version de L’Étranger, François Ozon dénonce la vision idéalisée de la propagande colonialiste par la voix des actualités de l’époque.

La musique du générique de fin tranche et détone. À l’ambiance orientale, douce et lancinante comme le vent de la compositrice Fatima Al Qadiri succèdent les guitares électriques du groupe The Cure. Son leader, Robert Smith, a écrit le titre « Killing an Arab » après avoir lu L’Étranger de Camus. François Ozon, pour qui c’est un titre culte, remet la chanson dans son contexte et finit ainsi sur une note très personnelle.

Anne Le Cor

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