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BORGO de Stéphane Demoustier

Avec ce film noir, magistral et labyrinthique, sa mise en scène aussi discrète que brillante, Stéphane Demoustier réalise un excellent film sur l’univers carcéral (dedans et dehors), avec cette spécificité très remarquable d’être centré sur un personnage féminin.

BORGO de Stéphane DEMOUSTIER. France, 2023, 1h57. Avec Hafsia Herzi, Moussa Mansaly, Louis Memmi, Michel Fau, Pablo Pauly, Florence Loiret-Caille.

Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France

Borgo est une petite ville corse, à quelques kilomètres au sud de Bastia. Elle abrite une prison moins surpeuplée que la moyenne et dotée d’un quartier de semi-liberté. Une prison où, comme le dit ironiquement la directrice  »ce sont plus les prisonniers qui surveillent les humains ». Il y règne une atmosphère qui n’existe nulle part ailleurs. Certains surnomment l’unité  »le Club Med », d’autres  »l’hôpital » parce que tout y est très silencieux. Les gens ne hurlent pas, se parlent calmement. Les détenus tutoient les surveillants. Tout le monde s’appelle par son prénom. Le fonctionnement de cette prison est unique dans le système carcéral.


C’est dans ce quartier de semi-liberté, l’Unité 2, que débarque la surveillante Mélissa pour prendre son nouveau poste, après quelques années passées à Fleury-Mérogis. Et c’est dans un HLM des faubourgs de Bastia que Mélissa, son époux et leurs deux enfants se sont installés. Ils y affrontent le racisme ordinaire de la cité. En parallèle, le commissariat de Borgo doit résoudre un double meurtre commis en plein jour devant l’aéroport. Le commissaire et son brigadier mènent l’enquête.

Le récit s’inspire d’un fait divers bien réel et non encore jugé, un double assassinat sur deux membres du grand banditisme corse en 2017 à l’aéroport de Bastia. Stéphane Demoustier s’en détache et décrit un milieu singulier et saisissant dans lequel une gardienne de prison se trouve happée par un engrenage fatal vers la criminalité.

À son nouveau poste, Melissa découvre la cohabitation pacifique des clans et l’existence d’un pacte de non-agression qui assure la paix entre les détenus. Elle croise aussi Saveriu, un jeune détenu corse qu’elle a connu à la prison de Fleury-Mérogis, et qui la prend rapidement et tacitement sous sa protection.

Dans l’Unité 2, les détenus, tous des hommes, tous Corses, semblent surveiller les gardiens. La liberté est sacrée, le code de l’honneur aussi. Derrière le visage fermé de la jeune matonne, son professionnalisme et sa rigueur, on découvre une femme sensible, droite qui développe un mélange de fermeté et d’empathie. Hostiles et méfiants au départ, les détenus et Mélissa vont finir par mutuellement s’apprivoiser. A cause de son prénom et d’une chanson, Mélissa décroche le surnom d’Ibiza. Elle a même droit à une version en dialecte local du tube signé Julien Clerc. Elle rend des services, rapporte des cigarettes, procure un ventilateur à un asthmatique. Cela pousse un gentil malfrat, qui assure sa protection, à lui proposer un marché. La jeune matonne est très vite rattrapée par une réalité, à l’intérieur comme à l’extérieur. Engrenage, dépendance, mensonge… elle se retrouve vite piégée dans une spirale infernale.

 »Ici, on n’oublie personne et personne ne nous oublie »,  »Ce sont des amis, tu peux leur faire confiance ». Ou encore :  »La Corse, tu sais, c’est petit ».  »Je n’ai pas besoin de te suivre pour savoir où tu es ». Ces phrases, que Melissa entend ici ou là, à mesure qu’elle s’installe dans sa nouvelle vie, ne disent rien de bon. Elles sont prononcées dans un sourire chargé de menaces.

Entre fiction et réalité, le cinéaste divise sa structure narrative en deux, par le biais d’un montage alterné. De ce fait, le spectateur suit deux récits intimement liés : d’une part, l’arrivée de Mélissa dans le centre pénitentiaire de Borgo ; d’autre part, l’enquête menée par un commissaire et un brigadier chargés d’enquêter sur le double assassinat. Une habile construction en flash-back tient les spectateurs en haleine. Il faudra quelques séquences pour s’apercevoir que les lignes temporelles sont savamment disjointes. Ces deux fils narratifs finiront par se rejoindre, levant ainsi le voile sur des engrenages pernicieux : corruption, chantage, intimidation…

Le début de Borgo s’ouvre sur une fausse-piste et cette séquence d’ouverture pourrait laisser penser que l’enquête policière serait la trame principale ou que le personnage central serait un inspecteur. Mais ce qui intéresse Stéphane Demoustier n’est pas tant la résolution de l’enquête policière que le jeu de bascule de Mélissa à travers ses relations avec certains détenus, qui vont jusqu’à des menaces sur ses voisins d’immeuble. Borgo devient ainsi un film carcéral où l’immersion se révèle à la fois réaliste et singulière. Le réalisateur s’intéresse aussi au portrait de cette matonne dont l’autorité familiale, professionnelle, sentimentale est mise à rude épreuve et dont la marge de manœuvre se réduit peu à peu.

Derrière le réalisme de l’univers carcéral, le film développe des thèmes qui viennent nourrir la dramaturgie de son film : la charge mentale qui écrase Mélissa en tant que mère de famille, le racisme, la violence, la pression d’un milieu professionnel fermé et étouffant, le fonctionnement et le dysfonctionnement institutionnel, l’instabilité d’une île avec ses règles propres et ses règlements de comptes. Un principe d’enfermement est à l’œuvre dans ce long-métrage et explique le fonctionnement des uns et des autres. Saveriu est conditionné par là où il vit, a grandi, par la manière dont les jeux de pouvoirs s’exercent sur cette île.

Le cinéaste ne tombe pas dans les clichés. Sa description de la vie dans Borgo est subtile. Sa mise en scène relève une grande maîtrise, avec des gros plans sur les visages, des arrière-plans flous, des cadres serrés favorisant une réelle et forte tension. La musique est magistrale, voire renforçant la tension. Les acteurs sont remarquables, notamment Hafsia Herzi, qui joue avec subtilité ce personnage paradoxal, seule femme dans un environnement exclusivement masculin. L’image et le son offrent un questionnement sur notre temps, sur la notion d’éthique, et sur notre part d’humanité. La dimension éthique est au cœur du récit. Le film sonde l’âme de Mélissa, son basculement, sa morale, son rapport à la loi. A quel moment devons-nous sortir de la loi pour être moral ? A quel moment la loi nous aide à garder le sens de la morale ? Voilà des questions essentielles que pose le film.

Borgo est une fiction coup de poing. Brillant, haletant, implacable le film fait comprendre l’omniprésence des tentacules de la pieuvre mafieuse dans une œuvre où la complexité des points de vue et des personnages a toute son importance.

Philippe Cabrol

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