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FANTOME UTILE de Ratchapoom Boonbunchachoke

Inspiré de la légende de Mae Nak, un célèbre conte thaïlandais qui raconte l’histoire d’amour interdit entre une femme fantôme et son mari, ce long métrage, incroyable objet filmique, aussi décalé que politique, revisite les films de fantômes.

FANTOME UTILE / PEE CHAI DAI KA de Ratchapoom Boonbunchachoke. Thaïlande/France/Allemagne, 2025, 2h10. Avec Mai Davika Hoorne, Witsarut Himmarat, Apasiri Nitibhon. Festival de Cannes 2025, Semaine de la critique.

Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France

Après la mort tragique de Nat, victime de pollution à la poussière, March sombre dans le deuil. Mais son quotidien bascule lorsqu’il découvre que l’esprit de sa femme s’est réincarné dans un aspirateur. Leur lien renaît, mais ne fait pas l’unanimité. Sa famille, déjà hantée par un ancien accident d’ouvrier, qui vient narguer ses employeurs qu’il juge responsables de sa mort, rejette cette relation surnaturelle. Le couple se heurte aussi au rejet de la religion.Tentant de les convaincre de leur amour, Nat se propose de nettoyer l’usine pour prouver qu’elle est un fantôme utile, quitte à faire le ménage parmi les âmes errantes.

L’ouverture du film est savoureuse. Obstinés à ne pas disparaître, des défunts se décident à hanter des objets du quotidien afin de retrouver ceux qu’ils aiment et qu’ils ont perdus. Dès ses premières images avec une succession de plans fixes, Fantôme utile déroute par son ton bien singulier. Le Thaïlandais Ratchapoom Boonbunchachoke a en effet bâti son intrigue autour de la figure du fantôme, que celui-ci soit un esprit vengeur ou une figure aimée et bienveillante. Le cinéaste a, en effet, déclaré :  »La Thaïlande est un pays rempli de fantômes, car de nombreux décès ne sont pas officiellement clos, avec plusieurs meurtres non élucidés et des disparitions forcées. Je pense que les artistes en général, et les cinéastes en particulier, sont les alliés des fantômes. Nous mettons notre expertise, nos instruments et nos compétences à leur service, pour donner forme à leurs paroles. Alors que les fantômes sont généralement difficiles à percevoir de façon directe, le cinéma est le moyen idéal pour leur donner une forme ».

Deux parties scandent le film et on s’amuse, on rit devant tant d’inventivité dans cette intrigue de fantômes qui hantent les aspirateurs. Dans la première partie, nous découvrons une romance semi-burlesque, avec des scènes cocasses, désopilantes, voire surréalistes. La seconde partie est politique, quand l’histoire rappelle les massacres de 1976 et les événements de mai 2010, qui avaient vu la mort d’une centaine de manifestants en colère contre le pouvoir en place. Le film est raconté en partie par le réparateur en électroménager.

Ce premier long métrage, à la croisée du drame et du fantastique, mélange les genres : film de fantôme, comédie satirique, romance, thriller violent. Cependant le scénario dépasse ces conflits électroménagers pour une réflexion profonde sur le deuil, le poids de la tradition, la place du matriarcat dans la société thaïlandaise, la mémoire et les tensions sociales dans la Thaïlande contemporaine. Il évoque également des thèmes actuels comme la pollution de l’environnement et la corruption des dirigeants.

Le réalisateur prend du plaisir avec une critique féroce d’une économie de marché déconnectée de l’éthique environnementale, un système politique ayant du mal à rompre avec les errements du passé, et une société peu ouverte à l’évolution des mœurs. Dans une société qui cherche toujours plus d’efficacité et de rentabilité, un fantôme peut-il devenir utile?

Ratchapoom Boonbunchachoke renouvelle totalement le film de fantôme par un scénario fluide et à plusieurs lectures. Il a dédié son prix à  »tous les fantômes qui hantent son pays », se réjouissant que la projection du film là-bas permette de les remettre en lumière. Après avoir vu ce film, vous ne passerez plus l’aspirateur de la même façon !

Philippe Cabrol

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