Avec ce film à la fois lumineux et obscur, Christian Petzold nous transporte dans le deuil de deux familles, l’une aidant l’autre à surmonter la douleur de la perte d’un être cher.
MIROIRS N°3 de Christian Petzold, Allemagne, 2025,1h26mn. Avec Paula Beer, Barbara Auer, Matthias Brandt, Enno Trebs, Philip Froissant. Festival de Cannes 2025, Quinzaine des cinéastes.
Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France
Laura est une jeune femme en formation musicale à Berlin. Elle part pour un week-end à la campagne avec son petit ami. Leur cabriolet rouge fonce dans la campagne et s’y renverse. Le compagnon meurt, tandis que Laura en réchappe miraculeusement. Physiquement épargnée mais profondément secouée, elle est recueillie par Betty, qui a été témoin de l’accident et s’occupe d’elle avec affection. Peu à peu, le mari et le fils de Betty, surmontent leur réticence, et une quiétude quasi familiale s’installe. Mais bientôt, ils ne peuvent plus ignorer leur passé, et Laura doit affronter sa propre vie.

On sent, dés le début du long-métrage qu’il y a quelque chose d’étrange, d’anormal. Il en est de même pour le chiffre du titre, signe énigmatique qui fait penser à une œuvre musicale. La musique aura de fait une importance décisive. Miroirs n° 3 doit son nom à une pièce pour piano de Maurice Ravel.
Christian Petzold est fidèle, avec cette œuvre, à sa thématique de l’identité,de la nouvelle identité ou du double.Il nous propose un récit sur une étrange recomposition familiale. On ne sait/on ne saura pratiquement rien de ce que l’accident provoque chez Laura.
Utilisant non-dits, zones d’ombre et d’incertitude, le réalisateur nous embarque dans un récit de deuil et une reconstruction : celle de Laura et celle d’une famille séparée par la mort. On comprend peu à peu que la vie de Betty s’est elle aussi effondrée par le passé. Cette famille, surtout Betty, semble reconnaître en Laura une possible substitution de leur fille défunte, Yelena. Le film ne montre jamais cette jeune femme disparue, mais perpétuellement évoquée. On ne raconte absolument rien sur Yelena et les choses deviennent claires dès l’instant où Betty, par mégarde, appelle Laura Yelena. Nous sommes ici au cœur de la théorie freudienne du syndrome du gisant ou de l’enfant de remplacement. En effet lorsqu’une famille vit un drame, le deuil impossible est à l’origine d’une mémoire qui naît de la souffrance des personnes concernées par cet immense malheur. La famille inconsciemment cherche à réparer ce drame en « remplaçant » le/a défunt/e. Laura va endosser ce rôle de substitution jusqu’à en devenir le miroir. Elle s’adapte à la famille, porte des vêtements que lui prête Betty, et s’amuse à jouer un piano qui n’a pas été accordé depuis longtemps.

A propos de son film et d’un extrait de la musique de Ravel, le réalisateur a déclaré : «Le sous-titre du morceau est Une barque sur l’océan. En écoutant cette musique, on comprend qu’il y a des tempêtes et que la barque pourrait sombrer. Et cette famille, ici, a sombré avec la mort de leur fille.»
Autour de Laura et de Betty, il y a un duo masculin : le mari et le fils de Betty qui ne vivent plus avec elle. Laura est généreuse, elle invite les deux hommes à dîner, leur partage des objets cassés. Les hommes, artisans de la maison, réparent un vélo, un lave-vaisselle, un évier. En leur jouant Miroirs N°3 de Ravel sur le piano familial, Laura permet une forme d’harmonie dans cette famille blessée. Une renaissance et une réconciliation se dessinent peu à peu. L’épreuve du deuil pèse mais favorise aussi de nouveaux liens, ouvre sur de nouveaux chemins de vie.
Avec ce long-métrage, au fond grave et aux dialogues justes, Christian Petzold explore la subtilité des relations humaines autour du deuil, de la solitude, de l’absence, du désarroi, le vertige de l’attachement, et de la résilience.
Philippe Cabrol

