D’une beauté envoûtante, ce film est un drame psychologique sur la question : « que s’est-il passé ? » quand la mémoire est défaillante. Il distille une atmosphère mystérieuse et déstabilisante, avec en toile de fond le Japon des années 1950 encore endeuillé par une fin de guerre traumatisante.
LUMIERE PALE SUR LES COLLINES de Kei Ishikawa. Japon/Royaume-Uni/Pologne, 2025, 2h03. Avec Suzu Hirose, Fumi Nikaidô, Yo Yoshida, Camilla Aiko. Festival de Cannes 2025, sélection Un Certain Regard
Critique de Patrick Lauras, SIGNIS France
Lumière pâle sur les collines est inspiré d’un roman éponyme de Kazuo Ishiguro, prix Nobel de littérature en 2017. D’origine japonaise, ses parents ont vécu le drame nucléaire de Nagasaki avant d’émigrer en Angleterre en 1960 lorsqu’il avait 6 ans. Il écrit son premier roman en 1982, Lumière pâle sur les collines, un livre qui reflète quelque chose de son expérience familiale et auquel le film dont il est question ici est assez fidèle.

Le film adopte le point de vue de Niki, personnage miroir de l’écrivain. Anglaise d’éducation et de père, elle interroge sa mère, Etsuko – émigrée en Angleterre 20 ans plus tôt – pour comprendre son origine, la part japonaise de sa personnalité, découvrir les non-dits qui entourent son histoire familiale… La caméra, lumineuse avec des tons pastel et dorés nous transporte dans le Japon de 1952, dépaysement assuré pour le spectateur. Un Japon en cours de reconstruction, lumineux, qui cache des ruines cependant. Etsuko encore jeune alors semble rayonnante, elle est merveilleusement incarnée par Suzu Hirose. Mais ce n’est peut-être qu’un masque. Le format 4/3 et la lenteur du rythme marquent son enfermement mental au présent (1982), la difficulté à exprimer le passé qu’elle cherche à raconter, une volonté d’émancipation qui s’est heurtée à la société de cette époque et à son isolement.
Elle était alors délaissée et méprisée par son mari misogyne – quand il ne travaillait pas, il buvait avec des amis, elle devait lacer ses chaussures – reflet du japon traditionnel sans doute. Pourquoi est-elle partie en Angleterre, pourquoi ne parle-elle jamais de Keiko, sa première fille à cette époque ? Qu’est-il arrivé pour qu’elle se suicide ? Etsuko porte encore la culpabilité de ce décès. Elle raconte avoir partagé ses journées avec une amie Sachiko qui semble avoir beaucoup compté en cette époque difficile… Une femme étrange presque sa sosie, lumineuse mais isolée et méprisée, mère d’une petite fille rebelle, déguenillée, malheureuse semble-t-il. Sachiko rêve de partir aux Etats-Unis, nous ne saurons pas ce qu’elle est devenue…
Le drame de l’explosion nucléaire de Nagasaki (août 1945) plane comme une ombre sur le passé. Etsuko vivait dans un quartier touché par l’explosion, et les femmes irradiées ont été rejetées après la guerre. Les habitants et enfants de ces quartiers ont vu des horreurs dans les campements où ils ont été regroupés. Elle se confie à son beau-père M. Ogata, professeur d’université retraité, personnalité chaleureuse et bien plus respectueuse de sa belle-fille que son fils : le seul objet qu’elle a pu sauver du désastre est un violon… mais elle ne pratique plus, rongée par la culpabilité ne pas avoir su protéger ses élèves.

Une atmosphère énigmatique et poétique nous met progressivement à l’épreuve des questions irrésolues. Niki repère, avec nous, les contradictions qui entourent la narration de sa mère. Ses souffrances passées ont été tues jusque-là, et la mémoire est sans doute défaillante lorsqu’il s’agit de les raconter. A moins, comme le suggère la bande annonce, qu’on ne mente pour « se tromper soi-même et cacher des vérités insupportables » ? Des vieilles photos conservées dans une malle nous révéleront ce qui n’est qu’affabulation (sur ce point, le film prend ses distances avec le roman qui laisse le lecteur sans réponse aucune).
C’est un chef d’œuvre formel, tant par la qualité de la mise en scène, la beauté des images, l’interprétation sensible des acteurs, la profondeur du scénario. Un film difficile, mais il faut le regarder en se laissant porter par la poésie et son atmosphère irréelle, accepter qu’il reste une part d’incertitude. Il nous offre un regard féminin et pudique sur la naissance du Japon moderne, le souvenir d’une société patriarcale et nationaliste qui s’est ouverte dans la souffrance des suites d’une fin de guerre. Un dialogue entre M. Ogata et l’un de ses anciens élèves révèle les tensions qui ont traversé la société et le besoin de renouveau social ressenti en cette époque de reconstruction : « Le monde change… Ce n’était pas de l’éducation (avant la guerre), mais un tissu de mensonges » affirme le plus jeune, suscitant la colère d’Ogata, qui révèle ici le trouble de son passé.
Patrick Lauras

