Plus qu’un drame psychologique, ce récit sur la transmission, le silence et la disparition de soi, reflète surtout une critique cinglante d’un système patriarcal dans l’Algérie d’aujourd’hui.
L’EFFACEMENT de Karim Moussaoui. France/Allemagne,2024, 1h33. Avec Sammy Lechea, Zar Amir Ebrahimi, Hamid Amirouche. En France, le film est interdit aux moins de 12 ans.
Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France
Reda vit chez ses parents dans une grande maison bourgeoise. C’est un jeune homme effacé, réservé, mal assuré et fragile. Il vit sous la domination de son père, un homme imbu de sa réussite, froid et autoritaire, qui lui trace à la fois sa vie professionnelle et sa vie sentimentale en cherchant à le marier à une jeune fille de la haute bourgeoisie algéroise. Le jeune homme est envieux de la vitalité et de la liberté de son demi-frère Fayçal qui s’éloigne de sa famille et va s’exiler à Paris.
Progressivement, Reda s’abandonne à un destin qu’il n’a pas choisi : un emploi imposé, des fiançailles sans amour, puis l’armée. Contraint d’effectuer son service militaire, à proximité de la frontière tunisienne, une agression brutale l’ébranle. Le père meurt et un événement inattendu se produit : le reflet de Reda disparaît du miroir. Cette disparition mystérieuse, subtilement filmée, introduit une dimension fantastique. Le jeune homme en vient à recouvrir chaque miroir, chaque surface réfléchissante. Même le rétroviseur de sa voiture n’échappe pas à cette obsession. Ce fait psychologique et symbolique donne lieu à de magnifiques scènes de cinéma. De même la rencontre avec Malika, femme libre, lucide et blessée, antithèse du monde de Reda, transforme ce dernier.
La prestation physique de Sammy Lechea, qui incarne Reda est extraordinaire. Visage fermé et regard habité, il impose une force contenue impressionnante. Son jeu laisse émerger toute la violence rentrée du personnage. Son corps encaisse, endure, s’abîme. L’effacement, d’abord psychique, devient organique.
Le réalisateur met en lumière les hiérarchies familiales, les dynamiques complexes de la société algérienne contemporaine, les fractures intergénérationnelles, la violence des rapports de classe d’une Algérie fracturée. Il analyse la difficile construction de l’Algérie née de l’indépendance. Youcef Belamri affermit son pouvoir à force de manipulations, de jeux d’influences. Dans son monde, il veut pouvoir à sa guise disposer du destin de ses fils, au mieux de ses intérêts. Son épouse, qui ne parle pas durant tout le film, entre dans ce jeu social, sa seule utilité étant d’être un faire-valoir.
Si le film s’intéresse au thème de la dépossession, il interroge la domination et les rapports de pouvoirs qui enferment la nouvelle génération dans un dilemme profond : «se soumettre ou partir». Faut-il partir ailleurs, accepter les injonctions des générations précédentes ou braver les difficultés en cherchant à imposer ses propres valeurs face à ces ordres ?
L’effacement du titre ne signifie-t-il pas la perte de connaissance de soi ? Reda n’ est-t-il pas quelqu’un qui a toujours vécu par procuration avec un père qui désire pour lui et choisit pour lui ? Cet effacement n’est-il pas celui de toute une génération d’Algériens, écrasée, impuissante à se sentir légitime aux yeux de «ceux qui ont participé à l’indépendance ?
Avec L’Effacement, libre adaptation du roman de Samir Toumi, Moussaoui poursuit à travers le cinéma, son travail de scrutateur d’une génération sacrifiée et des problèmes dont souffre l’Algérie. Entre réalisme social et vertige fantastique, ce film frappe fort.
Philippe Cabrol