Julien Colonna nous introduit au cœur du banditisme corse pour dénoncer le cercle infernal de la violence et savourer dans le même temps une relation père-fille émouvante. Le Royaume est un film rayonnant par l’authenticité de ses acteurs et les chaudes couleurs de sa caméra.
LE ROYAUME de Julien Colonna. France, 2024, 1h48. Avec Ghjuvanna Benedetti, Saveriu Santucci, Anthony Morganti, Andrea Cossu. Festival de Cannes 2024, sélection Un Certain Regard Cannes.
Critique de Patrick Lauras, SIGNIS France
Authenticité, c’est effectivement le premier mot qui vient à l’esprit pour ce film réalisé en Corse par des Corses, devenus pour l’occasion de remarquables acteurs. De plus, dans ce récit qui est une pure fiction, le réalisateur remonte des impressions d’enfance et des bribes de son histoire personnelle.
La caméra adopte le point de vue de la jeune Lesia, elle vit chez sa tante et veut profiter de la vie le temps d’un été. La première scène annonce toutefois un récit initiatique : en pleine forêt Corse, des hommes sont joyeusement réunis après une partie de chasse. Elle est chargée de découper un sanglier. Elle a un regard incandescent, une voix grave, on devine un caractère trempé. Evidemment la plage et le flirt font ses délices, quoi de plus normal à 16 ans !
La fête sera de courte durée. Lesia est sommée sans savoir pourquoi de rejoindre son père qu’elle ne voit que très peu, dans une villa isolée du maquis. Pierre-Paul, magistralement interprété par Saveriu Santucci, y séjourne avec une dizaine d’hommes, le clan dont il est chef de file. C’est un père autoritaire et arrogant tout d’abord, qui ne lui laisse guère de liberté « Non tu le sais, pas de téléphone ! ». Et sûrement pas la liberté d’aller ailleurs, même si elle s’ennuie au milieu de ces hommes. Ils chuchotent, parlent à demi-mots… Les regards que la caméra capte souvent en plans serrés, en disent plus que les mots. Comme elle nous cherchons à comprendre…
La télévision annonce une tentative d’attentat contre le président de la région (fiction, même si l’on peut observer que la Corse a été la proie d’une vague de terrorisme nationaliste autour des années 1995). Qui était visé et pourquoi ? Pierre-Paul et ses hommes le savent-ils eux-mêmes ? « On a tous peur ». Le clan va devoir changer de lieu aussi souvent que nécessaire, leur vie devient imprévisible, n’est plus qu’un répit, une fuite. Pour se protéger, leur réponse est aussi de surenchérir… un recommencement du crime qui ne règle rien, un engrenage absurde. Ils apparaissent alors comme des anti-héros. Et l’insouciance de l’adolescence échappe à Lesia.
La particularité du scénario est mélanger avec brio l’atmosphère des règlements de compte entre clans, et l’épanouissement de la relation entre Pierre-Paul et sa fille. Vivre cachés n’empêche pas une sortie de pêche, une soirée de confidences. Elle sombre sous le charme de sa terre natale : « Tu te rappelleras que c’est inestimable ces moments d’amour partagés dans notre royaume » lui dira-t-il. Derrière la façade, le pilier du clan est un cœur sensible, un père fascinant en quête de répit et d’amour. Conscient que leur relation est marquée au fer rouge par l’héritage sordide du passé : « Tu en paies les conséquences » lui dira-t-il. Héritière de la violence pourrait-on dire, elle s’endurcit en comprenant que cette réalité terrible la rejoint.
Le Royaume est en définitive un coup de gueule contre l’engrenage de violence qui mine l’île de beauté depuis des décennies. Une superbe méditation sur la paternité, la transmission, l’héritage de la violence. Et loin des clichés, une contemplation de la singularité de l’âme Corse.
Patrick Lauras