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STRANGER EYES de Siew Hua Yeo

Pour son quatrième long-métrage, le réalisateur singapourien nous donne à voir la vie de gens à travers des écrans, des fenêtres et des caméras omniprésentes. Il place le spectateur dans la position assez trouble du voyeur qui se demande en permanence ce qu’il est en train de regarder.

STRANGER EYES de Siew Hua Yeo. Singapour/France/Taïwan/Etats-Unis. 2024, 2h04. Mostra internationale de cinéma de Venise, compétition. Festival international de Mannheim-Heidelberg, section Pushing Boundaries, Festival BAFICI, compétition internationale.

Critique d’Anne Le Cor, SIGNIS France

Peiying est une jeune mère active qui fait des lives en tant que DJ depuis sa cuisine. Son voisin d’en face, Lao Wu, la suit en ligne. Il l’épie aussi depuis sa fenêtre. Yunyang, le mari de Peiying, décide de le pister et de le filmer quand il le soupçonne d’être le kidnappeur de leur petite fille. La police, quant à elle, espionne tout le monde à travers le vaste réseau de caméras qui parsème la ville-état de Singapour, densément peuplée et largement surveillée.

Stranger Eyes est assez foisonnant au niveau de la mise-en-scène. Tout commence par la disparition de la petite fille au jardin d’enfants. S’ensuit un jeu de pistes où chacun des personnages pourrait être le kidnappeur et ce climat de suspicion est oppressant. Les points de vue changent et passent d’un protagoniste à l’autre. L’utilisation intense du champ contre champ accentue l’idée de distance entre les individus dans une société hyper connectée.

Le voyeurisme s’exerce à travers la surveillance dans la ville de grande solitude. Les décors sont constitués d’appartements dans des immeubles immenses. Ces cages à lapins aux larges baies vitrées offrent un vis-à-vis exclusif. Mais ces ouvertures béantes sont autant de fermetures sur toute vie sociale. Tout se passe par écran interposé et le réalisateur montre une belle maîtrise dans l’art de filmer les écrans.

Ce n’est pas sa seule prouesse de mise-en-scène. Il y a une séquence où Lao Wu mène une double conversation, à la fois en direct pour un entretien d’embauche et par chat sur son téléphone. Si ce genre de scène n’est pas inédite au cinéma, elle marque par son audace et son originalité. L’utilisation banalisée des réseaux sociaux pas toutes les générations pose de nombreuses questions : comment avoir une conversation avec quelqu’un qu’on n’a jamais rencontré, entretenir une relation et exprimer des émotions ?

La technologie contrôle tout mais la société n’est pas complètement déshumanisée. Les sentiments et les transgressions sont toujours là qui relient les personnages entre eux plus qu’ils ne l’imaginent. En se suivant sur les réseaux sociaux ou dans la vie, les protagonistes brisent l’anonymat de ceux que l’on croise chaque jour dans son quotidien sans y prêter attention. Et ce que l’on ne voit pas devient presque plus important que ce que l’on voit. Ainsi, lorsqu’il est au jardin d’enfants avec sa petite fille, le contrechamp ne montre pas ce que voit Yunyang. Son absence de réaction à ce moment précis en dit long sur le mal qu’il a à accepter son statut de père.

Stranger Eyes est parfois un film dérangeant car il exprime un profond mal-être des personnages. La fin ouverte laisse libre cours au choix du spectateur : Yunyang va-t-il accepter son rôle de père ou restera-t-il, comme Lao Wu, un père à distance ? Le parallèle entre les deux protagonistes devient alors flagrant. Le casting international est impeccable dans la mise à distance des émotions et l’expression d’une profonde solitude intérieure.

Siew Hua Yeo est un jeune réalisateur à suivre. Il montre un véritable style dans ses films, qu’il construit en forme de triptyque, passé, présent, futur. Dans Stranger Eyes, il ajoute en outre une touche toute personnelle avec la chanson Endless Love de son enfance, qui revient comme un leitmotiv exprimer le caractère intemporel des relations humaines.

Anne Le Cor

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