Mettant en lumière le massacre des Haïtiens de 1937 sur décision du président dominicain Rafael Trujilo, Pierre Michel Jean filme notre capacité à faire mémoire tout en communiquant et en cherchant le pardon à travers une exploration artistique de nos émotions.
TWICE INTO OBLIVION / L’OUBLIE TUE DEUX FOIS de Pierre Michel Jean. France/Haïti/République dominicaine, 2023, 1h40. Sélection officielle DOK Leipzig 2024, prix inter-religieux.
Critique de Blandine Brunel, SIGNIS France
Le film s’ouvre par un témoignage d’une grande simplicité d’une grand-mère haïtienne, survivante de ce massacre. Par la suite, c’est un autre survivant, Henry Noncent, que nous écouterons et suivrons durant une partie du documentaire. Ces récits émouvants témoignent d’une blessure toujours présente, 80 ans après le massacre de 1937. Cependant, ces personnes ne sont pas animées par la rancœur, malgré la souffrance qu’elles endurent depuis toutes ces années.
Pierre Jean Michel décide de représenter visuellement ce massacre par une suite de plans fixes sur le visage de différentes personnes, haïtiennes et dominicaines, prononçant le mot persil en espagnol “perejil”. Cette schibboleth (signe de reconnaissance verbal dont la première occurrence apparaît dans le Livre des Juges au chapitre 12) permettait, lors du massacre, de distinguer les Dominicains prononçant correctement perejil, des Haïtiens à la prononciation difficile en raison des sons R et J contenus dans ce mot.
Quel héritage pour les générations suivantes en Haïti et en République dominicaine ? Comment guérir et vivre avec le passé de nos ancêtres, qu’ils aient été victimes ou bourreaux ? Ces questions énoncées en voix off par le réalisateur sont explorées au travers d’un projet artistique. Pierre Jean Michel, réalisateur du documentaire, a filmé Daphné Ménard, metteur en scène haïtien qui choisit de réunir des jeunes artistes, musiciens, danseurs et comédiens des deux pays. La construction de ce spectacle devient pour les différents artistes un espace de découverte mutuelle. Au cours du processus de création artistique, les artistes explorent leurs émotions, leur histoire et leur identité, montrant ainsi que l’art sert de médiation entre les peuples et les cultures en facilitant le dialogue et la réconciliation. Ce dialogue ne se fait pas sans heurt et l’on ressent durant plusieurs scènes toute la complexité pour les jeunes artistes d’assumer un héritage bien trop lourd pour leurs épaules.
En parallèle de la construction de ce spectacle, le réalisateur accompagne Henry Noncent et son fils sur la route en direction de la République dominicaine, chemin inverse à celui effectué en 1937 lorsque ce dernier a dû fuir. Ce retour en arrière est très émouvant notamment parce qu’il est lié aux retrouvailles d’Henry Noncent avec sa fille et sa sœur, qui sont installés en République dominicaine depuis plusieurs années.
À une époque où les sujets de division sont régulièrement présents dans nos sociétés (agressivité, haine, combats, guerre) Pierre Jean Michel nous montre qu’il peut y avoir d’autres solutions et fournir les outils d’une communication à l’écoute des émotions de l’autre. Comment trouver ensuite le chemin du pardon ? Parfois, c’est simplement entendre et accueillir la souffrance de l’autre, sans chercher à se dédouaner. L’Oubli tue deux fois nous invite donc à questionner notre mémoire collective et avec elle, l’importance de l’art dans le processus de guérison.
Blandine Brunel
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