Stéphane Demoustier explore les péripéties d’un métier – l’architecture – confronté aux arcanes du pouvoir central en France. Un drame savoureux, rempli d’humour sur la haute administration, édifiant sur l’art de construire, émouvant sur le destin d’une personnalité inconnue, avec des images impressionnantes. Le film est inspiré du roman de Florence Cossé, La Grande Arche (2016).
L’INCONNU DE LA GRANDE ARCHE de Stéphane Demoustier, France/Danemark,2025, 1h46. Festival de Cannes 2025, sélection Un Certain Regard. Avec Claes Bang, Michel Fau, Swan Arlaud.
Critique de Patrick Lauras, SIGNIS France
Davantage encore que ses prédécesseurs, le président François Mitterrand a voulu marquer son mandat de grands travaux d’architecture et d’urbanisme. La Grande Arche du quartier de La Défense à Paris est une de ces réalisations, initiée dès le tout début de son premier mandat en reprenant une idée de ses prédécesseurs.

Un concours d’architecture anonyme est lancé dès juillet 1982. Il s’agit de construire un édifice emblématique dans le prolongement visuel de l’axe parisien des Champs Elysées à l’Arc de Triomphe. Le film s’ouvre sur un premier clin d’œil : sentencieux, François Mitterrand adopte le projet. S’ensuit la stupéfaction des organisateurs du concours, celle ne pas connaître le lauréat, un certain Johan Otto von Spreckelsen. « C’est un petit pays, ils sauront bien le trouver » lance alors l’acteur Michel Fau, calme et condescendant, assez ressemblant à l’ex-président. Fin de la première séquence, dans le genre d’une comédie politique.
Contraste, la caméra nous propulse dans un paysage bucolique, un homme les pieds dans l’eau. Il s’agit de l’intéressé bien sûr, mais il n’a pas vraiment le physique de l’emploi… et il n’en revient pas lui-même en apprenant la nouvelle. Mais l’habit ne fait pas le moine et nous allons découvrir, derrière ce modeste monsieur dépourvu d’expérience une personnalité complexe qui a une haute idée de lui-même et de l’architecture. Il entend bâtir « le cube » tel qu’il l’a imaginé. Mais ses idées vont très vite se heurter aux contraintes de la réalisation, aux aléas de la politique, à la subtilité des différences de tempérament entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud. Propulsé dans les hautes sphères parisiennes, il vient d’ailleurs, cela se sent immédiatement dans ses réactions, cela se voit dans sa stature, dans son habillement. Et s’il a le mérite de la probité, de la ténacité, c’est un homme rigide et solitaire.
La caméra adopte son point de vue, toujours avec humour mais dans une tension dramatique croissante (car le film est d’abord présenté comme un drame). Le spectateur va de surprise en surprise face aux us et coutumes des cabinets ministériels, découvrant la cour des prétentieux qui entoure François Mitterrand – savoureux tableau des années 1980 dont il n’est pas sûr qu’il soit totalement dépassé – et le difficile métier de la maîtrise d’œuvre. De la comédie politique le scénario glisse vers la satire sociale, édifiante lorsqu’il révèle par exemple le pragmatisme français pour contourner les règles administratives.
Car le propos est plus universel qu’il n’apparaît, comme l’explique Stéphane Demoustier : « L’architecture a en commun avec le cinéma d’être un art du prototype, avec une mise en œuvre collective et industrielle ». « Avec L’inconnu de la Grande Arche, je voulais mettre en évidence ces deux dimensions et montrer combien l’inspiration d’un créateur peut se heurter aux contraintes du réel ». Le film explore donc les tensions qui naissent inévitablement entre le rêve et la réalité, entre l’art et la technique. Jusqu’où l’œuvre créée par l’architecte peut-elle être modifiée sans son consentement pendant la réalisation ?

Cette question sans doute aussi vieille que l’architecture, devient un sujet de cinéma passionnant lorsqu’elle confronte un architecte inexpérimenté mais visionnaire, un Mitterrand « monarque » et sa cour, et les tenants de la « rigueur » qui prennent le pouvoir après les élections législatives de 1987 (première période de cohabitation de la Vème république). Les malentendus sont inévitables avec l’irruption des contraintes budgétaires. Le renoncement aux marbres de Carrare en est l’illustration parfaite. Peu enclin au compromis, Spreckelsen vivra la phase de construction comme une tragédie, se sentant trahi même par son associé – Paul Andrieu, un architecte français qui ne fait que dénouer les nœuds d’une situation complexe (Swan Arlaud, calme et admirable).
La Grande Arche semble avoir été l’un des premiers grands chantiers français à utiliser une assistance informatique. Spreckelsen a peur que les machines ne formatent la pensée. Les questions que soulève la narration sont ainsi nées il y a 40 ans, mais peuvent être transposées dans l’actualité : comment l’IA va-t-elle changer la société ?
La mise en scène, remarquable, révèle habilement que ce fut un chantier pharaonique. Les dernières images montrent que L’Arche est écrasante. Elle anéantira d’ailleurs celui qui l’a conçue : comme de nombreux bâtisseurs dans des temps plus anciens de royauté absolue, Spreckelsen ne la verra pas achevée de son vivant. Le film lui rend un hommage posthume.
Patrick Lauras

