Premier cinéaste en compétition à Cannes depuis l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, le cinéaste remonte le temps pour éclairer le présent et interroger notre capacité à réagir face à la résurgence des régimes autoritaires en Europe et partout dans le monde, à travers l’histoire d’un juriste qui découvre l’horreur des purges staliniennes, en 1937.
DEUX PROCUREURS de Sergei Loznitsa. France/Allemagne/Roumanie/Lettonie/Pays-Bas, 2025, 2h05. Festival de Cannes 2025, compétition officielle. Avec Aleksandr Kuznetsov, Alexander Filippenko, Anatoli Beliy, Andris Keišs, Vytautas Kaniušonis.
Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France
La trame du film se déroule sur trois jours et deux nuits et montre quatre unités de lieux : quatre espaces étouffants, des murs hauts ou bas mais toujours rapprochés. Le point de départ est glaçant : le film commence dans une prison. On est en 1937 et un vieux détenu, prisonnier politique, ancien juriste, reçoit l’ordre de brûler les centaines de messages rédigés par des détenus, bolcheviques intègres qui expriment l’innocence et l’incompréhension face à ce qui leur arrive. Ils implorent tous un secours venant d’en haut, du «camarade Staline» ou de sa garde rapprochée. Tous sont encore convaincus d’un dysfonctionnement local : des exactions des agents corrompus de la police secrète. Un seul message, mis de côté par le vieux détenu, échappe aux flammes. Gravée avec le sang du détenu sur un petit morceau de carton, la missive arrive à sortir de la prison et se retrouve entre les mains d’un jeune procureur, Alexander Kornev. Homme profondément honnête, le procureur décide d’aller visiter ce prisonnier qui appelle au secours.

Il découvre un dédale verrouillé de partout, sans issue et vide de sens, qui illustre la logique de la machination du stalinisme. Poussé par son amour de la justice et conscient que la police locale est corrompue, Kornev décide d’aller jusqu’à Moscou pour dénoncer ces pratiques, contraires à la «légalité soviétique». Il va rencontrer le procureur général Andreï Vychinski, organisateur des procès contre les anciens compagnons de Staline, espérant que ce dernier puisse enfin faire bouger les lignes.
Profitant de son personnage principal, Loznitsa explore un système politique gangrené par la terreur, entretenant la misère et la disgrâce d’un peuple, permettant d’éprouver le dédale kafkaïen du totalitarisme. On y découvre les inégalités, la torture, la bureaucratie étouffante et l’extrême violence hiérarchique. Le titre du film est significatif : deux figures, deux procureurs qui représentent d’un côté le courage et l’idéalisme de la jeunesse, et de l’autre le pragmatisme et la résignation nés de la domination. Deux Procureurs ne raconte pas une affaire judiciaire. Il analyse ce qu’il advient d’un homme droit dans un système courbé. La justice y est omniprésente dans le langage, mais absente dans les actes.
La mise en scène, avec ses plans fixes et son format 4/3, est figée, rigide, épurée, et accentue la sensation d’enfermement. Elle souligne la tension dramatique. En effet Sergueï Loznitsa développe tout son récit sur cette idée d’enfermement progressif, physique et mental. Le format carré, le minimalisme dans la forme, les décors réduits au strict minimum et les nuances de gris renforcent l’impression de claustrophobie. Le film évoque ainsi la mécanique implacable d’un système qui broie les individus. Le film a été tourné à Riga dans une prison impériale récemment fermée pour insalubrité. «L’odeur de souffrance y flotte encore. Elle ne disparaîtra sans doute jamais» confie le cinéaste.

Immense réalisateur, le cinéaste ukrainien raconte depuis plus de trente ans l’histoire de son pays et celle de la Russie. Il témoigne de la terreur qui règne depuis tant d’années dans les territoires de l’ex-Union soviétique. Deux Procureurs est son film le plus direct, peut-être le plus accessible pour nous faire ressentir et comprendre comment la mécanique totalitaire s’est mise en place sous Staline. Il est adapté d’une nouvelle de Georgy Demidov, scientifique arrêté à Kharkiv en 1938, qui a passé quatorze ans au Goulag. Sergei Loznitsa signe un film rigoureux qui résonne douloureusement, il est le reflet d’un régime d’intimidation toujours actif dans la Russie de Poutine.
Au-delà de la reconstitution historique, Deux Procureurs résonne comme un avertissement contemporain. Loznitsa, réalisateur en exil et critique virulent de la Russie de Poutine, établit des parallèles entre les dérives du passé et les menaces actuelles pesant sur les démocraties. Le film questionne notre capacité à résister à l’oppression et à défendre les valeurs de justice et d’humanisme. Le cinéaste interroge aussi la fragilité du droit dans nos démocraties modernes. Deux Procureurs nous rappelle que le courage et l’humanisme doivent rester les boussoles de notre éthique politique.
Œuvre puissante et nécessaire, qui interroge la place de l’individu face à la machine étatique, ce film rappelle l’importance de la mémoire historique dans la compréhension des enjeux actuels. En explorant les mécanismes de la terreur stalinienne, Loznitsa offre une réflexion sur les dérives autoritaires contemporaines.
Philippe Cabrol

