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EUREKA de Lisandro Alonso

Un grand voyage amérindien en 3 parties pour 3 siècles, en forme de poésie tragique sur l’universalité du mal cupide : une rêverie libre sur les dépossédés des Amériques.

EUREKA de Lisandro Alonso. France/Allemagne/Mexique/Argentine/Portugal, 2023, 2h26. Avec Chiara Mastroianni, Viggo Mortensen, Alaina Clifford, Sadie LaPointe

Critique de Pierre-Auguste Henry, SIGNIS France

Pour son 6ème long-métrage, le réalisateur argentin Lisandro Alonso se tient toujours à distance d’une narration classique pour privilégier un cinéma de l’évocation. 10 ans après Jauja, son nouveau film Eureka arrive sur nos écrans après avoir été présenté lors du Festival de Cannes.

Le film débute par un western assez kitsch en noir et blanc vers 1850, dans un petit village mexicain où un certain Murphy (Viggo Mortensen) arrive à dos de cheval pour se venger du kidnapping de sa fille. Il y rencontre El Colonel (Chiara Mastroianni) qui va l’aider dans sa mission, ponctuée de quelques échanges de coups de feu façon série B mais avec une étrange distance comique qui prendra brusquement tout son sens.

Ce court segment apparaît en fait sur un écran de télé, à notre époque et aux Etats-Unis, dans la réserve indienne de Pine Ridge, une des plus pauvres du pays. On y rencontre une jeune « native » Alaina (Alaina Clifford) et son quotidien de policière dans cet endroit dévasté où Alonso donne à voir la misère particulière des Amérindiens aujourd’hui : violence, alcoolisme et des vies tournant autour des casinos. Sa petite sœur Sadie (Sadie Lapointe), témoin désenchanté du destin de son peuple, va vouloir s’échapper. S’en suit alors la scène centrale du film et la seconde rupture de temps et d’espace, mais cette fois sous la forme d’une incroyable transformation de Sadie aidée par les chants de son grand-père.

Le second acte se clôt, et Eureka se dirige alors vers l’Amérique du Sud et ce qui semble être les profondeurs de l’Amazonie brésilienne au siècle dernier. L’élasticité du film entre ses parties demande en retour beaucoup de souplesse de la part du spectateur, devant une opacité qui met longtemps à se lever et certaines longueurs usées plus que de raison, et qui perturbent parfois ce fragile équilibre du conditionnement au rêve que recherche Alonso.

L’histoire du continent américain et du destin de ses premiers peuples se poursuit donc dans la jungle amazonienne et des scènes d’autochtones aux prises avec l’arrivée imminente de la modernité et son premier signe : la fièvre de l’or et la cupidité. Ces scènes rejoignent en sens celles de l’acte précédent, dans la réserve de Pine Ridge, mais elles sont cette fois transmises comme des visions presque dissipées d’un mauvais rêve collectif. La photographie de ce dernier acte se rapproche de la splendeur visuelle de Jauja et ses temps suspendus, verts saturés et fond sonore permanent.

Du mensonge télévisé au désenchantement, puis ces réminiscences hallucinées en jungle : c’est une contre-histoire du continent américain qui est racontée, jusque dans la forme privilégiant ellipses, visions et symboles fragilement interconnectés. Deux éléments poétiquement chargés se retrouvent pour clore le dernier acte ainsi que le film : une dague dont la fonction a autant été d’asservir que de libérer, et un majestueux jabiru d’Amérique, grand oiseau migrateur transcontinental et qui, chez Lisandro Alonso, traverse également les âges et les êtres.

Pierre-Auguste Henry

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