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LE MAL N’EXISTE PAS de Ryūsuke Hamaguchi

Avec cette fable écologiste, politique, philosophique et métaphysique sur la fragilité des choses et des êtres, récompensée à Venise en 2023, Ryūsuke Hamaguchi nous émerveille et nous invite à questionner le sens de nos vies et notre rapport à l’environnement.

LE MAL N’EXISTE PAS de Ryūsuke Hamaguchi. Japon, 2024,1h46.Avec Hitoshi Omika, Ryo Nishikawa, Ryüji Kosaka

Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France

Ryūsuke Hamaguchi a connu un réel succès ces dernières années. Ses films, dont les personnages attachants ne cessent de nous surprendre et d’interroger nos modes de vie et nos relations avec les autres, sont primés dans les festivals les plus importants. En compétition à Cannes pour Asako I&II en 2018, puis de nouveau en 2021 pour Drive My Car (où il obtient le Prix du Scénario et le Prix du jury œcuménique), Contes du hasard et autres fantaisies à Berlin en 2021.

Jusque-là cinéaste du dialogue, et ne laissant que peu de place à l’improvisation, Le Mal n’existe pas prend en quelque sorte le contre-pied en privilégiant de longs plans contemplatifs, voire méditatifs. Contrairement à ses précédents films très urbains, le récit « navigue » entre la ville et la campagne, l’homme et la nature, l’homme et l’animal.

Film à vivre comme une flânerie, il s’écarte des schémas narratifs classiques. Rêve ou temps de méditation, il s’ouvre sur un long plan-séquence hypnotique, un travelling en contre-plongée qui dévoile le ciel à travers les arbres d’une forêt nippone. Le générique passé, un plan fixe où une petite fille lève la tête et rompt « notre rêverie ». Ces premières séquences nous immergent dans une nature préservée et sublime.

Ce sentiment de flânerie s’explique notamment par la genèse du projet, tout à fait surprenante. La compositrice Eiko Ishibashi, avec laquelle Ryūsuke Hamaguchi avait déjà collaboré pour la musique de ses précédents films, avait demandé au cinéaste de réaliser des images à faire défiler pendant un concert. Pour ce projet, Ryusuke Hamaguchi se rend au village de Mizubiki, dans la campagne japonaise, où Eiko Ishibashi se retire pour composer ses musiques. Dans cette nature sauvage, Ryusuke Hamaguchi réalise d’abord des prémices (qui ont abouti à Gift, variation muette et raccourcie du scénario), puis l’idée d’un film commence à germer. Le lien entre nature et désastre refait surface chez le cinéaste. En effet a été profondément marqué par la catastrophe de Fukushima en 2011. A l’époque il avait tourné un documentaire en recueillant la parole des habitants du Rohoku, la région la plus meurtrie par le séisme.

Dès l’apparition du titre, scindé en bleu et rouge Evil Does (not) Exist, le film joue sur deux tableaux : celui de la morale humaine (le mal existe) et celui de l’instinct animal et de l’imprévisibilité naturelle (le mal n’existe pas). Le bleu et le rouge que l’on retrouve souvent sur les vêtements des protagonistes, font tâche sur la toile blanche de l’hiver et sur la forêt.

De quoi nous parle ce film? Un homme Takumi remplit des bidons à la source, un autre vient l’aider à les porter jusqu’aux voitures. Takumi fend du bois devant sa maison située au milieu des bois. Avec sa fille Hana, ils vivent dans un village près de Tokyo. Comme leurs aînés avant eux, ils mènent une vie modeste en harmonie avec leur environnement. Hana va à l’école du village. Si son père arrive en retard pour la récupérer, elle rentre à pied à travers la forêt. Elle aime vagabonder, elle disparaît puis réapparaît sur les épaules de son père. En un plan-séquence limpide, presque magique, le réalisateur dit la parfaite harmonie père-fille dans la nature. Souvent, son père la retrouve en chemin, ils jouent à nommer les arbres et à reconnaître les traces des animaux. On comprend qu’il n’y a pas de mère.

Dans cette forêt, Takumi connaît chaque essence, l’eau de source que l’on recueille à la louche, du wasabi sauvage. Ces détails font le quotidien de cet homme et des autres villageois, installés presque à l’abri du monde urbain. Mais déjà la menace approche. Cet éden risque d’être mis à mal par l’installation inopinée d’un Glamping, projet porté par des promoteurs venus de la ville.

Lors d’une scène prodigieuse, la communauté villageoise est réunie pour écouter deux personnes venues de  Tokyo  présenter ce projet de camping glamour à proximité du village et ainsi profiter des subventions mises en place par le gouvernement pour stimuler les start-up et panser le spleen post-covid des urbains. Les promoteurs se comportent dans un premier temps en conquérants hypocrites. Les villageois parlent évacuation des eaux usées, pistes des cerfs, clôtures, gardiennage. L’homme et la jeune femme, venus promouvoir le projet, entendent. Takumi qui, contrairement à d’autres villageois, privilégie une approche diplomatique, parle des équilibres entre différentes forces dont celles activées par les humains. Le réalisateur montre que le capitalisme se heurte ici au bon sens et au respect élémentaire de la nature. Mais la manière dont les personnages expriment leurs opinions et leurs doutes fait émerger l’humanisme du cinéma d’Hamaguchi.

Cette scène donne lieu à un échange tendu, où il apparaît que ces deux urbains ne connaissent rien à leur sujet. Ils sont vite laminés par les ruraux, d’un redoutable pragmatisme. Les deux cadres envoyés par l’entreprise acceptent de mieux étudier le dossier en sollicitant l’aide de Takumi et s’attachent les jours suivants à respecter la sérénité du site. Pourtant, quelque chose a déjà basculé dans l’attitude de tous face au milieu naturel. Takumi l’a senti et sait l’affaire engagée sur une voie dorénavant inexorable. Cette scène marque une rupture dans le film, qui prend alors un nouveau rythme. De même la séquence dans la voiture, inaugurera un autre tournant du film.

La caméra, lors des premiers instants du Mal n’existe pas, est tournée vers le ciel. La lumière est claire mais les branches sont entremêlées. Dissimulé quelque part, le mal n’existe-t-il vraiment pas ? Le mal, ici, vient-il de la ville ou de la cruauté de la nature ? Dès lors se posent les questions qui parcourent toute la filmographie d’Hamaguchi : comment choisit-on de vivre ensemble ? Qu’est-ce qui nous lie ? Qu’est-ce qui rompt l’équilibre ? Comment exprime-t-on ses sentiments dans la société ?

Bien vivre, nous dit le film, implique d’être attentif à son environnement et d’apprendre à le (re)connaître. Ce que fait Hana lorsqu’elle récite avec son père le nom des éléments de la forêt. C’est également ce qui permet aux habitants de la région de tenir tête aux citadins venus présenter leur projet de glamping. Face à ces deux personnages déconnectés, les villageois déploient calmement un argumentaire fondé sur leur connaissance intime du fonctionnement des sols, des cours d’eau et de la faune locale.

Le premier quart du film est entièrement consacré à l’exploration minutieuse des environs. Dans une forêt enneigée, la caméra filme lentement les cimes des arbres, les bruissements de la faune, le ciel, la neige, la lune. Des activités silencieuses se déroulent au cœur des bois. Dans ces séquences magnifiques, les reflets de l’eau scintillent, les gestes répétés se font précis et fascinants, le temps se suspend. Le réalisateur avoue s’être inspiré de l’œuvre de John Ford, dont il revendique la filiation. Et au centre du récit, Takumi, modeste homme à tout faire de la petite communauté, va transcender les enjeux du conflit pour les amener peu à peu à un point d’orgue, sorte de fusion radicale entre humanisme et engagement environnemental.

Le personnage de la petite fille est également important dans la sensation de densité qui émane du film. C’est son étrangeté, entrevue dès le début du film, qui nous happe. Elle gravite autour du récit, dans un jeu d’apparitions et de disparitions, sans vraiment y prendre part. Hana occupe aussi une place centrale dans la dernière partie, où le film, jusqu’ici lumineux et aéré, plonge à la fois dans la brume et dans la nuit, jusqu’à ce que la violence éclate sans crier gare.

Le réalisateur Ryūsuke Hamaguchi met en place une méthode déjà connue où le dialogue, avec ses longues tirades à la Rohmer, et l’écriture sont fondamentaux mais il privilégie aussi de longues plages de silence et de contemplation afin de présenter les préoccupations écologiques actuelles. La musique joue un rôle essentiel dans le film, elle a pour but, même si elle apparaît assez répétitive, d’éveiller notre sensibilité. Le réalisateur se révèle aussi minutieux dans la mise en scène des silences, de la musique que dans le flot des paroles.

Depuis sa présentation au festival de Venise, la fin du film ne cesse d’intriguer. Le réalisateur ne donne pas réellement et volontairement une clé de lecture. Cependant il nous laisse entrevoir le manque d’une pièce essentielle : l’harmonie.

Le mal n’existe pas, il convient tout de même de s’interroger sur la portée de nos actes et la façon d’appréhender celle des autres. A moins que cette formule, prise dans une acceptation ironique, invite à analyser l’inverse de ce qu’elle entend signifier. Le mal serait alors partout, à l’intérieur et à l’extérieur de nous. D’ailleurs Ruysuke Hamaguchi ne tranche pas et nous laisse sur un épilogue à sorties multiples, en gardant en tête que ce n’est pas de l’étranger dont on veut se préserver mais bien un environnement qu’on veut protéger.

Le Mal n’existe pas est un conte magnifique, un film sublime où la beauté des images et la chorégraphie des gestes ordinaires amplifient la bienveillance du «chacun a ses raisons», selon la phrase célèbre de Jean Renoir dans La Règle du jeu (1939). Mais cette fois  »chacun » concerne à la fois les humains et les non-humains, et derrière des images somptueuses, un montage envoûtant, une bande son étonnante et un esthétique paisible, ce nouveau film de Ryūsuke Hamaguchi porte en lui une violence enfouie.

Philippe Cabrol

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