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NUIT NOIRE EN ANATOLIE d’Özcan Alpere

Entre naturalisme et thriller, une odyssée rédemptrice dans des décors d’une beauté remarquable, récompensée par le Grand Prix au Festival d’Antalya en 2022 et par l’Antigone d’or de la 45e édition de Cinemed, festival du cinéma méditerranéen de Montpellier en octobre 2023.


NUIT NOIRE EN ANATOLIE d’Ozcan Alper. France/Allemagne/Turquie, 2022, 1h54. Avec Berkay Ates, Cem Uzümoglu, Taner Birsel, Pinar Deniz

Critique de Philippe Cabrol, SIGNIS France

Ishak, joueur de luth dans une boite de nuit, est un homme seul, sensible et tourmenté. C’est parce que sa mère mourante lui demande de revenir, qu’Ishak, après sept ans d’absence, retourne dans son village natal, village isolé du district d’Ibradi de la province d’Anatolie, au sud de la Turquie. Or, sept années plus tôt, un drame était survenu dans ce village. Aussi son retour n’est-il pas très bien accueilli : son ancienne amie, ses copains d’enfance, le chef du village, personne n’est content de le revoir, personne n’a envie que le passé ressurgisse. Ishak, devenu un étranger dans son village, décide d’affronter la tragédie qu’il avait fuie et de faire face à ses souffrances enfouies.

Le réalisateur trouve son inspiration dans des événements réels, notamment le meurtre d’un journaliste et la disparition mystérieuse d’un étudiant. Özcan Alpere cherche à dévoiler comment la répression sociale des désirs et la non-expression de la sexualité peuvent engendrer peur et violence.

Ce film explore les thèmes de l’homophobie et de la différence au sein de la société turque avec une profondeur remarquable. Il dénonce la normalisation des modes de pensées nationalistes et racistes à l’œuvre depuis des années sous un régime autoritaire. Décrivant la vie d’un groupe régi par des codes, des secrets, des tabous, Özcan Alpere analyse les dangers quand la pensée unique du groupe l’emporte sur l’individu. Le cinéaste a placé l’homophobie comme le tabou qui étouffe et gangrène toute une société, ici éminemment masculine alors que les femmes sont reléguées à l’espace matrimonial de la gestion du foyer.

L’homophobie est constamment latente dans Nuit noire en Anatolie et crée le climat de la violence omniprésente autour d’un patriarcat qui n’est pas remis en cause. Les habitants de ce village sont repliés sur eux-mêmes et peu ouverts sur l’extérieur. Aussi, Ishak, se retrouve-t-il  »mené » à l’exclusion et à la mort par cette communauté fermée sur elle-même. Ishak est l’homme qui refuse de se conformer. Il incarne le changement face au microcosme d’une société turque, avec ses préjugés profondément enracinés et son rejet de la différence. Le film dépeint comment ces attitudes peuvent conduire à la violence et à la tragédie.

Le film se distingue par sa structure narrative complexe. Les allers-retours entre le présent et le passé sont nombreux et nous permettent de percer un mystère douloureux. L’obscurité menaçante qui incarne parfaitement la nuit noire du titre ouvre le film et fait planer un climat de tension forte avant de laisser le récit développer deux temporalités : l’avant et l’après d’un drame face à la quête obsessionnelle d’un homme devenu étranger parmi les siens et dont l’expérience personnelle et intime douloureuse se transforme en une chasse à l’homme impitoyable et tragique.

Nous sommes face à des paysages magnifiques et époustouflants, filmés avec une esthétique cinématographique stupéfiante. Ces paysages permettent de renforcer le sentiment d’isolement et de mystère, et illustrent la quête solitaire d’Ishak pour découvrir la vérité sur une nuit tragique qui a marqué sa vie et celle du village. Ces montagnes anatoliennes recèlent aussi de nombreux gouffres qui sont autant de lieux de danger et d’interdits, métaphore du propre voyage intérieur d’Ishak.

Le cinéma turc nous offre une fois de plus, à travers le destin tragique d’un être humain différent, une œuvre magnifique. Si Nuri Bilge Ceylan (Il était une fois en Anatolie, Winter Sleep, Les Herbes sèches), Emin Alper (Les Sœurs, Burning Days) et Semih Kaplanoğlu (Miel, La Particule humaine, Les Promesses d’Hasan) sont les fers de lance du cinéma turc. Özcan Alper se situe dans la continuité de ces cinéastes qui souhaitent apporter plus de nuances sur leur pays natal et une critique audacieuse de la réalité sociale turque contemporaine.

Philippe Cabrol

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